Thomas Stevens, tout un monde d’aventures à portée de pédalier

thomas stevens

Qui n’a jamais rêvé, enfant, d’enfourcher sa bicyclette et de rouler, libre, avec pour seule limite l’immensité de l’horizon devant soi ? Ce rêve, Thomas Stevens l’a réalisé. En 1884, à peine âgé de 30 ans, il est le premier homme à réaliser un tour du monde à vélo, à travers treize pays et trois continents, de San Francisco, USA, jusqu’à Yokohama, Japon. Le récit de son périple de près de 22 000 km passionnera les foules et fera de Thomas l’un des précurseurs du cyclotourisme. CycloVagabond vous entraîne au cœur de l’ambiance bouillonnante de la Belle Époque, sur les traces des premiers cyclovoyageurs.

L’invention de la bicyclette à la Belle Époque

Il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’extraordinaire effervescence qui règne en Angleterre au milieu du 19ᵉ siècle. La Seconde Révolution Industrielle bat son plein, la société entière semble en ébullition ! L’électricité éclaire les rues d’une lumière nouvelle et laisse entrevoir un avenir radieux où tout paraît possible. Aux inventions se succèdent des innovations techniques qui permettent d’aller toujours plus vite, toujours plus loin.

En 1818, l’ingénieur Karl Drais dépose un brevet pour un nouveau moyen de transport de son invention, la Draisienne, qui sera commercialisée en France sous le nom de vélocipède. La même année, Denis Johnson dépose un brevet en Grande-Bretagne pour un modèle de vélocipède à trois roues. Ce tricycle, très stable, va connaître un grand succès auprès d’un public avide de nouveaux loisirs. Mais c’est l’invention de la pédale en 1861 qui va définitivement consacrer le vélocipède. La bonne société se prend de passion pour ce nouveau moyen de transport, surnommé affectivement « tape-cul » à cause de sa rusticité. L’organisation de courses sur pistes et sur routes enthousiasme le grand public, et l’émergence d’une presse spécialisée témoigne de l’engouement pour ce nouveau loisir.

Thomas Stevens, un jeune homme en quête d’aventure

C’est donc dans une Angleterre en pleine ébullition que grandit le jeune Thomas Stevens, dans la petite ferme de l’Hertfordshire qui l’a vu naître un soir de Noël 1854. C’est un adolescent débrouillard, féru de sport, qui partage son temps entre les travaux de la ferme et la lecture de romans d’aventures. Ses envies de voyage ne tardent pas à se réaliser. En 1872, il embarque avec sa famille sur un bateau quittant les côtes anglaises pour rallier les États-Unis. Après plusieurs semaines d’un périple éprouvant, les Stevens débarquent à Ellis Island et la famille part s’installer dans une ferme près de Kansas City. Mais très vite, Thomas se lasse des travaux agricoles et décide de quitter le Missouri pour partir à l’aventure. Il a alors 18 ans, et déjà des fourmis dans les jambes !

Des envies de voyage à la découverte du monde

Nous savons peu de choses de cette période de sa vie. Pendant une dizaine d’années, il explore l’ouest des États-Unis, vivant de petits boulots, devient mineur, cheminot, puis reporter de presse. Dans cette société résolument tournée vers l’avenir, Thomas Stevens se cherche, il lui prend l’envie de se faire un nom, d’exister. Il n’est pas doué pour les affaires, qu’à cela ne tienne ! La mode est au voyage, à l’exploration, à l’internationalisme.

Depuis le XVIᵉ siècle, il est de bon ton pour les jeunes hommes fortunés (ainsi que de rares jeunes femmes) de parfaire leur éducation par un tour du monde à la découverte des cultures lointaines qui fascinent tant les Européens de la Belle Époque. Les médecins du XIXᵉ siècle prescrivent même le voyage comme remède aux pathologies modernes que sont l’ennui et la neurasthénie ! Thomas a pris sa décision. Il sera aventurier, et, tel Phileas Fogg dans le Tour du monde en 80 jours, partira à la découverte du monde. Il ne lui reste plus qu’à trouver son moyen de transport.

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Le Grand Bi, un vélocipède emblématique

Nous sommes alors en 1884. À cette époque, l’engouement populaire pour le vélocipède en tant que véhicule de loisir s’est quelque peu tari. Les tricycles sont trop lourds, trop lents, alors que l’époque est à la vitesse et à la performance. Inventé en 1871 et sans cesse amélioré depuis, c’est désormais le Grand Bi qui est la star des courses cyclistes. Sa roue avant disproportionnée par rapport à la roue arrière lui permet d’atteindre des vitesses importantes pour l’époque, parfois jusqu’à 30 km/h. Plus la roue avant est grande, plus la bicyclette est rapide, et les coureurs n’hésitent pas à choisir la roue la plus grande possible, jusqu’à 150 cm de diamètre. La selle est placée très haut, légèrement en arrière de la roue avant motrice, et en cas de chute, c’est le vol plané assuré !

Du fait de sa dangerosité, le Grand bi acquiert une réputation sulfureuse et devient le cycle attitré des jeunes hommes intrépides et n’ayant pas froid aux yeux. Il n’en fallait pas plus pour que Thomas se prenne de passion pour cette machine infernale !

grand bi

La préparation du voyage

Contrairement à beaucoup de grands voyageurs de l’époque, Thomas Stevens n’est pas issu d’un milieu bourgeois. Il doit économiser sou après sou pour pouvoir faire l’acquisition d’un Penny Farthing de la Pope Manufacturing Company of Chicago, modèle standard, pour la modique somme de 8 dollars. Le vélo est lourd, peu maniable et terriblement inconfortable, mais qu’importe ! La route est là qui lui tend les bras, et l’appel grisant de la liberté se fait de plus en plus pressant. Thomas empaquète à la va-vite quelques paires de chaussettes de rechange, et, toujours pratique, un imperméable qui pourra en cas de besoin lui servir de toile de tente.

Par une belle matinée de printemps 1884, il enfourche son Grand Bi et s’élance enfin, laissant derrière lui la baie de San Francisco qui émerge lentement de la brume. Il ne le sait pas encore, mais son périple de 21 000 km durera trois ans et le fera entrer dans l’histoire comme le premier homme à avoir accompli un tour du monde à bicyclette.

La traversée des États-Unis à vélo

Les premiers kilomètres sont quelque peu chaotiques. Thomas a prévu de rallier Boston depuis San Francisco, soit une distance de près de 6000 km de la côte ouest à la côte est des États-Unis. Il n’est pas le premier à tenter une traversée à vélo du continent nord-américain, mais les difficultés rencontrées lors du franchissement des Montagnes Rocheuses avaient découragé les précédents concurrents. Thomas, lui, ne se laisse pas impressionner !

Cramponné au guidon de son Grand Bi, il propulse tant bien que mal les 20 kg de sa machine d’acier le long des chemins cabossés de l’Old California Trail.

Et ce n’est pas de tout repos. L’état des routes laisse à désirer, la météo est capricieuse, et le Grand Bi n’en fait qu’à sa tête. Thomas Stevens enchaîne les chutes sous les yeux des Indiens stupéfaits et finit par se résigner à franchir à pied les passages les plus périlleux. Il sera forcé de mettre pied à terre sur près d’un tiers de son parcours, mais finit par rejoindre Boston à la fin de l’été 1884 après 101 jours d’un voyage éreintant.

Le succès des récits de voyage

Grisé par son succès, Thomas n’a qu’une idée en tête : reprendre la route ! Mais pour cela, il a besoin d’argent et se met en quête de sponsors. Le cyclisme est alors le sport de plein air préféré des Américains, et l’exploit de la traversée réussie des États-Unis à vélo a passionné les foules. Les récits de voyage sont à la mode, et l’invention récente de la rotative permet l’émergence des premiers journaux modernes à grands tirages. Les informations arrivent des quatre coins du globe, transmises presque instantanément par de nouveaux moyens de communication comme le télégraphe et le téléphone.

L’Union Postale Internationale, créée en 1874, facilite les échanges de courriers entre les pays à l’aide d’un timbre unique. Une aubaine pour Thomas Stevens, qui expédie régulièrement des lettres et des cartes postales depuis les villes qu’il traverse. Pour financer son voyage, il a alors l’idée de vendre son histoire à différents magazines et se fait embaucher comme correspondant pour Outing, un mensuel récréatif illustré. Le récit de son périple à vélo autour du monde, raconté sous forme d’un feuilleton aux anecdotes savoureuses, tiendra en haleine des milliers de lecteurs.

Le monde entier à portée de pédalier

Thomas quitte Boston pour New York où il passe l’hiver 1885, se reposant et préparant soigneusement la suite de son voyage. Il envisage de parcourir le monde d’ouest en est, de Londres jusqu’à Tokyo. Fin mars 1885, il embarque avec son fidèle Grand Bi sur un bateau à vapeur à destination de Liverpool, qu’il atteint le 10 avril de la même année. Inquiet des conditions de voyage qu’il risque de rencontrer en Asie, il prend soin de contacter l’ambassade de Chine à Londres où un interprète lui déconseille de tenter de traverser la Birmanie.

Le 4 mai 1885, Thomas Stevens est fin prêt pour le grand départ. Perché sur son Grand Bi spécialement briqué pour l’occasion, il s’élance depuis le parvis d’une église de Liverpool, acclamé par une foule de près de 500 personnes venue assister à son départ.

Vingt-cinq cyclistes du Liverpool Velocipede Club l’accompagnent avec enthousiasme jusqu’à la sortie de la ville, avant de se disperser avec tout autant d’enthousiasme lorsque éclate une averse printanière. Thomas est trempé jusqu’aux os, mais peu importe ! Il est de retour sur les routes, prêt à vivre de nouvelles aventures.

La traversée de l’Europe à vélo

Échaudé par ses nombreuses chutes sur les chemins caillouteux du centre des États-Unis, Thomas choisit la prudence et se fait précurseur de la sécurité à vélo. Il pédale à travers l’Angleterre coiffé d’un casque militaire blanc, se délectant de la réaction ravie des habitants à chaque apparition de sa silhouette improbable. Facétieux et un brin chauvin, il ne manque pas de vanter, dans les lettres qu’il envoie régulièrement à Outing, mais aussi depuis peu à Harper’s Magazine, l’état impeccable des routes anglaises. Thomas Stevens les juge particulièrement adaptées aux promenades à vélo, et se balade avec plaisir à travers les paysages de son enfance. Les bonnes journées, il parcourt près de 160 km, passant 8 à 9 heures par jour sur son Penny Farthing.

Il pédale ainsi jusqu’à Newhaven, d’où il prend le ferry pour traverser la Manche jusqu’à Dieppe. Il traverse la France, puis l’Allemagne et l’Autriche. Précédé par sa réputation, il est rejoint par un cycliste hongrois qui sera son compagnon de voyage pendant toute la traversée de la Hongrie. Les deux hommes ne parlent pas la même langue, et n’ont rien en commun à part leur amour du vélo. Thomas s’émerveille de la façon dont les différences culturelles s’effacent pour laisser place au simple plaisir de pédaler ensemble dans un silence agréable. Il traverse la Serbie, la Bulgarie, et enfin la Turquie, la porte de l’Orient.

Les mésaventures orientales

Thomas atteint Constantinople le 2 juillet 1885. Il en profite pour prendre un repos bien mérité, logé chez des habitants curieux de cet américain excentrique et téméraire. Il fait l’acquisition de pièces de rechange pour son Grand Bi, et, entendant des rumeurs concernant la présence de bandits le long de son itinéraire, d’un pistolet juste au cas où. Ainsi équipé, il reprend la route, et, tel un Sindbad le marin sur deux roues, traverse l’Anatolie, l’Arménie, le Kurdistan, l’Iraq et enfin l’Iran où il passe l’hiver.

Le 10 mars 1886, Thomas entame la partie la plus périlleuse de son voyage lorsqu’il se présente à la frontière afghane, avec l’espoir de pouvoir pénétrer dans ce pays jusqu’alors fermé aux étrangers. Le récit haut en couleur qu’il fait de ses mésaventures afghanes tient en haleine les lecteurs d’Outing ainsi que du Harper’s Magazine qui le suivent avec passion depuis son départ des États-Unis, presque un an plus tôt.

Attendu de pied ferme par de redoutables gardes-frontière armés, Thomas Stevens est arrêté dès qu’il pose un pied en Afghanistan et emmené en détention. Il ne se laisse pas impressionner et propose à ses geôliers, qui n’ont jamais vu de vélo, de leur faire une petite démonstration de Grand Bi.

Lancé à pleine vitesse, il est rattrapé par la peau du cou par un garde à cheval qui prend soin de démanteler le malheureux Grand Bi avant de boucler son propriétaire qui croit alors sa dernière heure arrivée. Mais les gardes afghans finissent par le reconduire à la frontière perse après quelques jours de captivité. Pas rancuniers, ils réassemblent tant bien que mal le Grand Bi, brisant au passage quelques rayons de l’imposante roue avant. Il en faut plus pour décourager Thomas, désormais libre de poursuivre sa route.

L’émerveillement asiatique

Forcé de repartir en direction de la Turquie, Thomas décide, pour plus de sécurité, de poursuivre sa route en ferry. Il regagne Constantinople et parvient à embarquer sur un vapeur en direction de l’Inde, où il débarque à l’été 1886. Il traverse le nord de l’Inde en suivant la Grand Trunk Road, s’émerveillant au passage de l’excellent état et de la sûreté de cette route mythique datant du IIIᵉ siècle. Dans ses lettres, il décrit avec enthousiasme les habitants des régions qu’il traverse et, en bon touriste, ne manque pas de se plaindre copieusement de la chaleur étouffante. Un comble pour ce jeune homme sportif que le magazine associatif Adventure Cyclist décrit comme étant « bronzé et tanné comme une noix ».

Il rallie Calcutta et embarque à nouveau sur un ferry qui l’emmène à Hong Kong, puis en Chine. Il parvient tant bien que mal à rejoindre Shanghai, éprouvant toutes les difficultés du monde à trouver son chemin dans un pays dont il ne maîtrise pas la langue. Pour couronner le tout, le Grand Bi, éprouvé par son démontage aléatoire lors du malencontreux épisode afghan, commence à montrer de sérieux signes de fatigue. Thomas prend son courage à deux mains et embarque à nouveau sur un ferry en direction de l’ultime étape de son voyage : le Japon.

La fin du voyage

Ce n’est pas un hasard s’il choisit le Japon comme ultime destination. En 1854, le Japon s’est rouvert au monde après deux siècles d’isolement volontaire, presque total. L’Occident découvre avec émerveillement la culture nippone et se prend de passion pour l’art et l’artisanat japonais. Des artistes européens importent en masse estampes japonaises, porcelaines fines, paravents et laques précieuses. Le « Japonisme » est à la mode, et les récits de voyages au Pays du Soleil Levant enflamment l’imagination des occidentaux. Thomas Stevens ne pouvait rêver meilleure conclusion pour son périple que la rencontre improbable entre un explorateur américain à la moustache cirée, juché sur son Grand Bi, et les habitants du mystérieux pays des samouraïs.

Il débarque sur la côte Japonaise fin 1886, et traverse le pays d’ouest en est, émerveillé par le silence de la campagne et la beauté des paysages. Il atteint Yokohama le 17 décembre 1886, d’où il embarque sur le ferry qui le reconduira aux États-Unis. En janvier 1887, Thomas débarque à San Francisco. Son voyage est officiellement terminé. Il est le premier homme à avoir accompli l’exploit de réussir un tour du monde à vélo. Dans son journal, il note une toute dernière entrée : « distance parcourue à vélo : environ 20 117 kilomètres ».

Thomas Stevens, le précurseur du cyclotourisme moderne

Thomas Stevens conservera toute sa vie la passion du voyage et de la mise en scène. Il rassemblera les lettres envoyées pendant son voyage en un livre de près de mille pages, intitulé Autour du monde sur un vélo. Il travaillera ensuite durant plusieurs années comme reporter pour le magazine Outing, menant des expéditions rocambolesques en Afrique, puis en Russie orientale, sur les traces de Marco Polo. Son fidèle Grand Bi ne sera cette fois pas du voyage. Au retour de son périple, Thomas l’a offert à la Pope Manufacturing Company of Chicago, où il est précieusement conservé en souvenir du premier tour du monde accompli sur un Penny Farthing.

En 1895, Thomas finit par retourner définitivement en Angleterre, fonde une famille et devient gérant du Garrick Theater de Londres. Il meurt d’un cancer en janvier 1935. Son Grand Bi est envoyé à la ferraille quelques années plus tard, pour soutenir l’effort de guerre américain lors de la seconde guerre mondiale.

L’exploit de Thomas Stevens fascina le grand public, et il ouvrit la voie à d’autres cyclistes amateurs en quête d’aventure. Au début des années 1890, l’invention de la bicyclette de sécurité, plus maniable grâce à sa chaîne entraînant des roues de tailles égales, rend la pratique du vélo beaucoup plus sûre. En 1894, Annie Londonderry se lance à son tour sur les routes et boucle en quinze mois le premier tour du monde à vélo réalisé par une femme. La mode des voyages à vélo s’épuise avec la démocratisation de l’automobile, moyen de transport plus rapide et sans effort.

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Il faut attendre le début des années 1980 pour voir réapparaître la mode du cyclotourisme, dans une perspective de voyage écologique et à taille humaine. Aujourd’hui, c’est une nouvelle génération de cyclovoyageurs qui se lance sur les routes, redécouvrant le plaisir de l’effort et la perspective enivrante d’avoir le monde à portée d’un simple coup de pédale !

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Merci à Joe Joguet pour cet article !

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